Type d’ouvrage : roman français comique contemporain
Auteur : Rabelais, François
On a conservé aujourd’hui dix éditions de Gargantua parues du vivant de Rabelais, c’est-à-dire jusqu’en 1553, année où commencent à paraître les éditions de ses Œuvres.
Médecin à l’Hôtel-Dieu de Lyon à partir du 1er novembre 1532, protégé de Jean du Bellay
(évêque de Paris et bientôt cardinal en mai 1535) avec qui il effectue son premier
séjour à Rome en février-avril 1534, correcteur et éditeur de textes chez les imprimeurs
lyonnais Sébastien Gryphe et François Juste, Rabelais ne renonce pas pour autant à
son œuvre fictionnelle. En 1534 ou au début 1535, chez Juste, il publie Gargantua, l’histoire du père de Pantagruel (éd. 1Gargantua.
S. l. [Lyon], s. n. [François Juste], s. d. [1534-1535].). Il republiera à trois reprises son texte chez Juste, à chaque fois en caractères gothiques bâtards : en 1535 (éd. 2Gargantua. ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ. La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composée par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1535.), en 1537 (éd. 3La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel, jadis composée par L’abstracteur
de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1537.) et en 1542 (éd. 5La vie treshorrificque du grand Gargantua, pere de Pantagruel jadis composee par M.
Alcofribas abstracteur de quinte essence. Livre plein de Pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1542.). On connaît par ailleurs trois autres éditions lyonnaises publiées du vivant de
Rabelais, en caractères romains cette fois : l’édition Denis de Harsy de 1537 (éd. 4Gargantua. [Faux titre :] La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composee par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
S. l. [Lyon], s. n. [Denis de Harsy], 1537.), l’édition Étienne Dolet de 1542 (éd. 6Grands Annales tresveritables des Gestes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel
son filz, Roy des Dipsodes.
Lyon, Pierre de Tours, 1542-1543.) et enfin l’édition Pierre de Tours, s. d. (éd. 7La Plaisante, et joyeuse histoyre du grand Geant Gargantua. Prochainement reveue,
et de beaucoup augmentée par l’Autheur mesme.
Lyon, Étienne Dolet, 1542.). Il se pourrait également que l’édition de Claude La Ville, datée de 1547 et fondée
sur l’édition Dolet de 1542, ne soit pas imprimée à Valence, comme l’indique la page
de titre, mais à Lyon. Ainsi, 7 ou 8 des 10 éditions de Gargantua parues du vivant de Rabelais sont lyonnaises.
L’œuvre est même une exclusivité lyonnaise jusqu’en 1542, alors que Pantagruel avait été copié plusieurs fois à Paris dans les années 1533-1534. De fait, il faudra attendre 1546 pour que paraisse à nouveau à Paris un texte rabelaisien authentique, en l’occurrence le Tiers Livre chez Chrestien Wechel. Les imprimeurs parisiens ont-ils renoncé pendant toutes ces années à un succès éditorial assuré, du fait du contrôle de la Sorbonne ?
L’édition princeps de Gargantua, composée de 56 chapitres, n’est connue que par un seul exemplaire (Paris, Bnf, Rés.
Y² 2126), auquel manquent le feuillet A8 (qui contient l’essentiel du chapitre 3, sur la durée maximale des grossesses) et
le feuillet A1 (la page de titre originale est remplacée par la simple mention « Gargantua »). Dès
lors, le titre exact, l’imprimeur et le millésime de cette édition ne peuvent qu’être
conjecturés. On peut également se demander si le fameux dizain liminaire du Gargantua apparaissait dès cette édition, au verso de la page de titre, comme ce sera le cas
dans l’édition suivante (éd. 2Gargantua. ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ. La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composée par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1535.).
En ce qui concerne l’imprimeur, il est acquis qu’il s’agit de François Juste, chez
qui Rabelais avait déjà fait paraître Pantagruel en 1533 et en 1534, ainsi que trois éditions de la Pantagrueline Prognostication (pour l’an 1533, 1534 et 1535). Le matériel typographique est d’ailleurs le même que celui de l’édition suivante
datée de 1535 (éd. 2Gargantua. ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ. La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composée par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1535.).
En revanche, il est difficile de déterminer la date exacte de publication de l’œuvre. Il importerait pourtant à l’interprétation de l’œuvre de savoir quand elle a été composée et si elle est parue avant ou après l’affaire des Placards (nuit du 17 au 18 octobre 1534) qui a déclenché en France un violent climat de répression.
Abel Lefranc, dans son édition critique de Gargantua, p. XVII (voir Bibliographie; ici et ensuite, sauf mention contraire, les références critiques sont données supra), formule l’hypothèse d’une composition en 1533 et d’une publication en août 1534 : selon lui, le livre n’aurait pu paraître dans la période troublée qui a suivi l’affaire des Placards. Gérard Defaux va dans le même sens : l’œuvre lui semble avoir été écrite à Lyon entre novembre 1532 et janvier 1534, avant l’affaire des Placards. Il date en effet de manière précise la composition de trois épisodes : celui sur les couleurs blanc et bleu (fin 1532 ou début 1533, avant la mort de l’imprimeur Claude Nourry, survenue dans les premiers mois de 1533), celui des cloches de Notre-Dame (juin-juillet 1533, après les événements de mai 1533 et l’affichage sur les murs de Paris des « beaulx placquars de merde » pour protester contre l’exil de Béda et de deux théologiens) et celui de l’« Enigme en prophetie » (décembre 1533-janvier 1534, après le discours du recteur Nicolas Cop, le 1er novembre 1533, devant l’Université réunie aux Mathurins, à l’origine de persécutions contre les évangéliques).
En revanche, Michael Screech soutient la thèse d’une publication au début de l’année 1535, après l’affaire des Placards : il met notamment en avant, dans le chapitre qui fustige les projets de conquête de Picrochole et de ses gouverneurs, les allusions au projet de reconquête de Tunis par Charles Quint, dont François Ier a connaissance en janvier 1535. Mireille Huchon (éd., p. 1054) conforte cette thèse grâce à des arguments de bibliographie matérielle : les signes auxiliaires, imputables à Rabelais, ne sont présents que dans le premier cahier et les deux premiers et deux derniers feuillets du deuxième cahier, ce qui suggère que Rabelais n’a pas pu surveiller la fin de l’impression de son texte. Or, on sait qu’il a dû partir précipitamment de Lyon le 13 février 1535 et qu’il est resté absent de cette ville pendant toute l’année 1535.
Cette édition princeps en caractères gothiques propose un texte compact, sans alinéas ni disposition verticale des listes (voir en particulier la liste des jeux de Gargantua). Seuls les changements de chapitres permettent d’aérer le texte, grâce aux pieds-de-mouche devant les titres et aux lettrines. La seule exception, comme le constatent Raphaël Cappellen et Paul Smith, concerne le chapitre de la livrée de Gargantua, qui use du retour à la ligne et du pied-de-mouche pour décrire les différents éléments du costume.
Au feuillet C8r°, dans l’épigramme du « retraict aux fianteurs » récité par le jeune Gargantua, on trouve en face de « Brenous » le signe astrologique du lion, et en face de « Hordous » celui du sagittaire. Ces caractères, que l’on retrouve par exemple dans l’Almanach pour l’an 1535 (Lyon, François Juste), disparaîtront des éditions ultérieures.
Comme le Pantagruel de Juste 1534, la Pantagrueline Prognostication pour l’an 1535 [Juste, c. 1534] et le Pantagruel de Sainte-Lucie 1535, le Gargantua de Juste 1535 comporte sur la page de titre la devise de Rabelais éditeur,ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ, « À la bonne fortune ». Il est possible aussi que cette devise ait figuré sur la
page de titre de l’édition princeps de Gargantua (éd. 1Gargantua.
S. l. [Lyon], s. n. [François Juste], s. d. [1534-1535].), mais cela reste invérifiable en l’absence du feuillet de titre original de l’unicum. En tout cas, la présence de la devise sur trois éditions Juste de 1534-1535 semble
bien signifier la volonté de Rabelais de présenter ses Livres comme un cycle cohérent, émancipé de la filiation des Grandes et inestimables cronicques de l’enorme geant Gargantua (1532), grand succès de librairie qu’Alcofribas louait de manière dithyrambique dans
le prologue de Pantagruel. De fait, ces trois éditions à la devise possèdent le même format agenda, le même
encadrement de titre à deux colonnes étroites avec en bas le monogramme de l’imprimeur.
Et, de manière significative, les quatre exemplaires connus du Pantagruel de Juste à la devise nous sont tous parvenus reliés avec la Pantagrueline Prognostication à la devise et même avec le Gargantua à la devise en ce qui concerne l’exemplaire de la Bnf, Fonds Rothschild 3063 [VI.
2. 35].
Le titre complet de l’édition confirme cette émancipation des Grandes Chroniques : ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ. La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel, jadis composée par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme. Non seulement c’est désormais Pantagruel qui sert de repère pour définir Gargantua et non le contraire, mais encore c’est lui qui donne son nom à la philosophie qui préside à l’ouvrage, le « Pantagruelisme », alors même qu’il en est absent. Ce néologisme doit être rapproché du gérondif « en pantagruelisant » (chap. 1) et du substantif les « Pantagruelistes » (chap. 3).
L’édition, toujours divisée en 56 chapitres, offre de nombreuses variantes par rapport
à la précédente (éd. 1Gargantua.
S. l. [Lyon], s. n. [François Juste], s. d. [1534-1535].). On mentionnera par exemple l’augmentation du nombre de « jeux de Gargantua » et
d’épithètes diffamatoires prononcés par les fouaciers, ou encore, dans le chapitre
où Gargantua emporte les cloches de Notre-Dame, la suppression de la mention de la
« stupidité des Roys de France » et de la référence aux « beaulx placquars de merde ».
Gargantua est réimprimé chez Juste en 1537, mais contrairement au Pantagruel publié la même année chez cet imprimeur il n’y a ici aucune variante, en dehors de la suppression du chapitre du torche-cul.
Cette édition de Gargantua, sans nom d’imprimeur, est imputable à Denis de Harsy, comme le Pantagruel de 1537-1538. Elle n’offre que des corrections de détail, vraisemblablement dues
à un correcteur. En revanche, le texte est en caractères romains et est beaucoup plus aéré. De nombreux alinéas sont en effet ajoutés et des énumérations sont disposées de
manière verticale : « l’admirable transport des regnes et empires » (1), les naissances
miraculeuses (5), les saints invoqués par les moines de Seuilly (25), les villages
d’où sont originaires les pèlerins (43), et surtout les jeux de Gargantua (20). Enfin,
des vignettes, en général sans rapport avec le récit, sont placées en tête du prologue
et de chacun des 56 chapitres, de manière à éclaircir le texte, ainsi qu’à l’intérieur
du chapitre 20, juste avant l’énumération des jeux de Gargantua, ce qui annonce la
création d’un chapitre entièrement dévolu à cette liste dans l’édition Juste 1542
(éd. 5La vie treshorrificque du grand Gargantua, pere de Pantagruel jadis composee par M.
Alcofribas abstracteur de quinte essence. Livre plein de Pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1542.). Cela fait donc un total de 58 vignettes (dont 28 différentes).
Rabelais s’est servi d’un exemplaire corrigé de l’édition Harsy (éd. 4Gargantua. [Faux titre :] La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composee par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
S. l. [Lyon], s. n. [Denis de Harsy], 1537.) pour publier en 1542, chez Juste, cette édition, considérée comme la dernière qu’il
a revue. Les caractères romains sont abandonnés, mais la disposition verticale des
listes a été conservée (notamment pour celle des jeux de Gargantua). Par ailleurs, on trouve comme chez Harsy un grand nombre d’alinéas, complétés parfois
par de longs blancs typographiques. C’est là une grande différence avec le Pantagruel de Juste 1542 qui n’utilisait pas les alinéas mais uniquement les blancs typographiques.
Enfin, si Juste renonce à placer comme Harsy une vignette en tête de chaque chapitre,
il en utilise néanmoins dix-sept (neuf différentes), contre deux seulement dans son
édition de 1537 (éd. 3La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel, jadis composée par L’abstracteur
de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1537.).
Le nombre de chapitres atteint 58, à la suite du dédoublement du chapitre 4 consacré au festin de tripes et aux « propos des bienyvres », et du chapitre 20 consacré à l’éducation par les sophistes et aux jeux de Gargantua.
Il s’agit, après l’édition Juste 1535 (éd. 2Gargantua. ΑΓΑΘΗ ΤΥΧΗ. La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composée par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
Lyon, François Juste, 1535.), du deuxième et dernier grand remaniement du texte. Comme dans le Pantagruel de 1542, Rabelais fait disparaître certaines mentions des termes « théologien(s) »,
« sorbonagre(s) » ou encore « sorboniste(s) », cependant qu’il remplace presque toutes
les autres par le mot « sophiste(s) ». Cette modification a été interprétée comme
une mesure de prudence, qui irait dans le même sens que la suppression de l’énumération
des jurons des Parisiens, au chapitre 17, à un moment où les lois se multiplient pour
enrayer la multiplication des blasphèmes en France. Mais elle s’explique peut-être
plutôt par un changement de contexte : la lutte contre la Sorbonne n’est plus d’actualité
en 1542 (Mireille Huchon, éd., p. 1051).
D’autres modifications sont également notables, comme la suppression d’un passage consacré à la définition de la foi (6) ou la transformation radicale des dix derniers vers de l’« Enigme en prophetie » (58). Enfin, l’édition comporte de nombreux ajouts, en particulier dans les « propos des bienyvres » (5), dans le chapitre consacré à « l’adolescence de Gargantua » (11), dans la liste des « jeux de Gargantua », qui atteint désormais 217 items (22), dans les joyeux propos entre Frère Jean et les Gargantuistes (39) ou encore dans le chapitre final qui amplifie l’interprétation que Frère Jean propose de l’« Enigme en prophetie ».
Comme pour Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication pour l’an 1542, Dolet réalise, à partir d’un exemplaire de l’édition Harsy (éd. 4Gargantua. [Faux titre :] La vie inestimable du grand Gargantua, pere de Pantagruel,
jadis composee par L’abstracteur de quinte essence. Livre plein de pantagruelisme.
S. l. [Lyon], s. n. [Denis de Harsy], 1537.), une édition pirate de Gargantua dans laquelle on peut observer les particularités d’accentuation et de ponctuation
de son atelier. L’édition comporte le même nombre de vignettes que chez Harsy, à savoir
58 (dont 14 différentes), situées avant le prologue et les 56 chapitres, et avant
la liste des jeux de Gargantua.
Pierre de Tours, le beau-fils et collaborateur de François Juste, réagit vivement à cette dernière publication. Sous le titre Grands Annales tresveritables des Gestes merveilleux du grand Gargantua et Pantagruel son filz, Roy des Dipsodes, il publie un pamphlet anonyme contre Dolet – peut-être l’œuvre de Rabelais lui-même –, et le place en tête de certains exemplaires des Gargantua et Pantagruel de Juste parus en 1542. Ce rhabillage des éditions de Juste, 1542, sera contrefait à Caen, la même année, par les successeurs de l’atelier Hostingue (voir plus haut Autres éditions anciennes).
En choisissant de faire figurer Gargantua en première place et de privilégier ainsi l’ordre des générations sur l’ordre de publication, Pierre de Tours inaugure une véritable tradition éditoriale, qu’ont suivie tous les éditeurs des Œuvres complètes de Rabelais au XXe siècle.
Le collaborateur de Juste publiera ensuite sous son nom une édition s. d., richement illustrée, de Gargantua, Pantagruel et la Pantagrueline Prognostication pour l’an perpetuel. Le nom du « gentil Rabelais » figure, en bas du prologue de Pantagruel, dans un dizain inédit, « nouvellement composé à la louange du joyeux esprit de l’auteur ».
Nicolas Le Cadet
04/11/2011
08/06/2016
Citer cette noticeNicolas Le Cadet, « Gargantua », in base ELR : éditions lyonnaises de romans du XVIe siècle (1501-1600), Pascale Mounier (dir.), en ligne : https://rhr16-elr.unicaen.fr/fiches/81 [consulté le 21/11/2024]